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19 de jun. de 2013

LE MONDE: BRASIL INTERNACIONAL Au Brésil, des manifestants "à l'aise, bien instruits, mais qui se sentent exclus de la croissance"

Le Monde.fr |  • Mis à jour le  |


Une manifestante de la communauté brésilienne de Mexico, le 18 juin.
Pour Jean Hébrard et Claudia Damasceno Fonseca, directeurs du Centre de recherches sur le Brésil colonial et contemporain (CRBC/EHESS), les manifestations au Brésil reflètent un appauvrissement des classes moyennes, rattrapées par l'enrichissement du pays et la hausse du coût de la vie.
Toad : Qui sont ces manifestants ? Y a-t-il un rapport avec les jeunes Turcs d'Istanbul ?

CDF : Au début, les manifestants protestaient contre le prix des transports en commun, qui venait d'augmenter. Mais très vite, les classes moyennes, qui voient le coût de la vie exploser, se sont jointes au mouvement.

JH : Les manifestants étaient massivement des étudiants. La seule ressemblance avec ce qui s'est passé en Turquie est l'usage des réseaux sociaux pourrassembler les mécontents.
CDF : Mais le Brésil est une démocratie, et aucun manifestant ne pense luttercontre une dictature ou un gouvernement autoritaire. Leurs motivations sont multiples. La hausse du prix des transports est l'une d'elles, mais les difficultés quotidiennes de la population qui dépend des transports publics (qui n'a pas de voiture et pas les moyens qui vont avec), dans les grandes villes surtout, en sont une autre.
C'est lié à un mécontentement conjoncturel face au manque d'investissements dans les infrastructures publiques qui étaient attendus à l'occasion des préparatifs pour la Coupe du monde.
Pamir : Peut-on craindre que les manifestations dégénèrent ?
JH : Une manifestation peut toujours dégénérer. Mais ce que nous voyons en ce moment ressemble fort à ce que nous aurions pu voir en France quelques semaines auparavant. Le Brésil n'est pas un lieu où la violence politique est au premier plan.
CDF : La population est très fière du côté pacifique et festif de ces manifestions et critique les violences de la police, qui parfois a été débordée par l'action des casseurs qui se sont joints aux cortèges.
Rick : Les manifestations sont-elles limitées aux grandes villes ?
Pratiquement toutes les capitales d'Etats fédérés ont connu ce genre de manifestations, avec des ampleurs variables.
Augusto : Il y a des personnes de tous âges, pas seulement des jeunes. Qu'est-ce que vous pensez de ça ?
JH : On voit en effet des gens de tous âges manifester. Mais ce sont plutôt des personnes à l'aise dans la vie, plutôt bien instruites. Leur pouvoir d'achat a beaucoup baissé, et ces nouveaux consommateurs de l'expansion économique brésilienne se trouvent tout à coup à devoir réduire leurs ambitions.
JVM : Pourquoi le coût de la vie augmente-t-il pour les classes moyennes ?
CDF : Les programmes sociaux ont apporté des résultats surtout pour les classes les moins favorisées. Il y a eu un rapprochement de la condition et du niveau de vie entre cette classe moyenne émergente et les classes moyennes traditionnelles. Par exemple, cette classe émergente, tout d'un coup, a pu avoirune voiture, prendre des vacances et consommer. Dans le même temps, la classe moyenne traditionnelle a moins la possibilité d'avoir des services peu chers. Et aller au restaurant, à l'hôtel, partir en vacances est devenu très cher, parce que la classe pauvre, qui travaille notamment dans ces endroits, réclame de meilleurs salaires.
JH : Un bon exemple est la situation des employés de maison. Ils étaient plus ou moins au salaire minimum, et sont depuis une loi récente protégés, contrôlés. Leur nombre d'heures de travail ne peut pas être excessif, on doit payer leurs charges sociales. Donc le coût d'un employé de maison est devenu beaucoup plus important qu'autrefois.
Mário-Brasil : D'autres groupes se sont réunis "contre la corruption", contre les "dépenses élevées pour la Coupe du monde 2014", la "précarité du système d'éducation et la santé publique"... Nous sommes en retard sur l'amélioration de nos services publics. La Coupe du monde 2014 et les Jeux olympiques de 2016 ne sont pas pour les Brésiliens, mais pour remplir les poches de la FIFA et du Comité olympique...
JH : La Coupe du monde est évidemment un cristallisateur du débat public. Et les mécontents ont tout à fait l'opportunité d'utiliser cet argument. Mais les Brésiliens adoreront la Coupe du monde de toute façon.
Tams : Pourquoi manifester contre les investissements pour le Mondial defootball ? Construire des stades, ça ne sert pas tant que ça (quoiqu'au Brésil...), mais ils construisent aussi des transports, des infrastructures...
CDF : Ces critiques et cette crainte d'une dépense excessive avec les équipements sportifs, alors que la population a besoin d'autres types d'investissements dans les infrastructures, existent depuis que la décision a été prise d'organiser la Coupe du monde dans le pays. On savait que la corruption menaçait l'organisation, l'équilibre des comptes et le bon choix pour les investissements.
JH : Donc l'argument de la Coupe du monde n'est certainement pas le déclencheur des événements. Mais il est devenu un argument supplémentaire, comme la corruption en général, que les manifestants dénoncent. On sait comment faire mal au gouvernement, en touchant les plaies permanentes de la politique brésilienne.
Guillaume : Finalement, l'image de "bonne santé" du Brésil (émergence des BRICS...) que l'on a d'ici n'est elle que de la poudre aux yeux ?
CDF : Non, mais il est vrai que la classe moyenne est gênée par cette image qu'on a du Brésil à l'étranger. Certaines pancartes qu'on voit dans ces manifestations portent la phrase : "Nous sommes Brésiliens, mais nous ne sommes pas riches." Il y a quelques années, on n'aurait pas imaginé ce paradoxe.
La classe moyenne n'a pas l'impression de bénéficier de la croissance parce que, justement, elle voit son pouvoir d'achat et ses conditions de vie diminuer, à l'opposé des classes plus modestes ou des classes plus riches.
JH : On est au Brésil dans une phase où la croissance économique est en train d'appauvrir relativement la classe moyenne. Or, comme c'est cette classe moyenne qui se manifeste le plus aisément dans l'opinion publique, à cause de son niveau d'éducation, en particulier, c'est elle qui donne le ton des manifestations.
Antoine : De quels leviers pourrait disposer la population afin d'exprimerde façon plus "concrète" son désaccord ?
CDF : Parmi les membres de ces premiers mouvements, nous avons des personnes qui ne revendiquent leur appartenance à aucun parti politique. Mais il y a aussi des membres de partis d'extrême gauche. C'est assez pluriel comme composition. Les interlocuteurs pour le gouvernement sont à la fois ces mouvements pluriels, mais aussi bien sûr les syndicats, qui sont appelés àdiscuter avec la présidente et les gouverneurs des Etats, et les maires des grandes villes.
JH : Le gouvernement a l'habitude de discuter avec les partis politiques, avec les syndicats, avec les associations. Le Brésil vit en permanente négociation. La difficulté ici, pour la présidente, est de renouer le lien avec ces interlocuteurs privilégiés pour essayer de comprendre ce qui est en train de sepasser. Ils sont puissants, et ont d'importants relais partout dans l'espace social.
Camille : Les manifestants ne sont pas que des étudiants, et le Brésil est une démocratie malheureusement pourvue, d'une part, d'une police militaire extrêmement puissante, et d'autre part d'un média anormalement puissant (Globo).
JVM : La police brésilienne est quand même un peu spéciale non ?
CDF : La dictature est passée par là. C'est un pays où les manifestations, en général, ont été peu nombreuses pendant longtemps, et la police a l'habitude d'intervenir de façon excessive. Mis à part les associations de défense des droits de l'homme, la classe moyenne qu'on a vu manifester contre ces violences policières n'était jusqu'ici jamais intervenue pour dénoncer d'autres violences policières à l'encontre des plus pauvres.
JH : A Rio de Janeiro, en particulier, la police a l'habitude d'intervenir de manière terrible et presque hors-la-loi dans les favelas. Donc la police est ambiguë au Brésil. Et malgré les efforts pour créer une police de proximité, les problèmes subsistent.
Visiteur : Croyez-vous que cette indignation de la classe moyenne brésilienne puisse produire des effets pratiques sur la vie de la population pauvre des favelas ou du sertão [zone du Nordeste éloignée des centres urbains] ?
CDF : Les couches plus modestes sont plutôt protégées par les politiques gouvernementales. Mais il est vrai qu'elles subissent aussi la hausse du coût de la vie. Elles font leurs courses dans les mêmes supermarchés que la classe moyenne.
Ces manifestations, a priori, ne sont pas destinées à régler leurs problèmes, même si la classe moyenne a tendance à les prendre en otages dans leurs revendications.
Stroud : Pensez vous que ces manifestations ont un réel pouvoir de fairechanger les choses ?
JH : Peut-être qu'il y aura des négociations des prix des transports, qui ont déclenché les premières manifestations. C'est une conjoncture difficile, et nous sommes sur des difficultés structurelles qui ne se résolvent pas aisément.

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